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La sentence des médias

NORMAND BOIVIN NORMAND BOIVIN

On m’écrit parfois pour me demander pourquoi je ne nomme pas toujours les personnes condamnées ou accusées dans mes textes.

Il y a plusieurs raisons à cela. Mais tout d’abord, il faut que je vous explique le but que je poursuis en couvrant le secteur judiciaire. Mon but est d’informer, évidemment. Informer les gens de ce qui se passe dans nos palais de justice, comment les règles s’appliquent, comment se déroulent les comparutions, les enquêtes sur remise en liberté, les enquêtes préliminaires, les procès, comment se déterminent les sentences et ce qui guide les juges. Et j’essaie de donner le plus d’exemples possible. J’essaie aussi de donner des exemples de peines que tel ou tel crime peut encourir, selon les individus qui les commettent.

Mon travail est important, car il montre à la population comment justice est rendue et ça oblige les professionnels qui l’appliquent à tenir compte de ce que monsieur ou madame Tout-le-monde, « bien informé », penserait de la décision. D’ailleurs, les juges répètent souvent cette petite phrase : « Je crois qu’un public bien informé serait en accord (ne serait pas choqué ou ne trouverait pas déraisonnable) avec cette décision. » Sans présence du public ou des journalistes qui le remplacent, la justice se ferait derrière des portes closes comme dans les dictatures.

Pour moi, il n’y a pas de sujet tabou. Ce qui se passe devant la cour est public et je peux tout répéter. Mais parfois, des causes intéressantes sont un peu embêtantes, car l’accusé peut être une bonne personne qui a commis une erreur et si je donne son identité, surtout avec les réseaux sociaux et Google qui va retenir son nom pour l’éternité, ça peut lui causer de graves problèmes pendant le reste de sa vie. Des problèmes plus graves encore que la sentence qu’il va recevoir du juge.

Car voir son nom projeté sur la place publique, ça fait aussi partie de la sentence. Donc, j’y réfléchis chaque fois.

La plupart du temps, le nom de la personne n’apporte rien à l’information, à part toucher les proches et satisfaire une curiosité malsaine. Alors plutôt que de priver le public d’une bonne histoire, je traite l’information sans filtre, sauf le nom.

Par exemple, un jeune qui a fait une erreur et qui obtient la clémence du tribunal afin de ne pas hypothéquer son avenir, je vais y penser deux fois. Si la cause est intéressante, je ne me priverai pas d’en parler. Toutefois, je ne le nommerai pas.

Mais dans d’autres cas, l’identité est une partie importante de l’information ; c’est LA nouvelle.

Un exemple bien simple : je ne parle jamais des vols à l’étalage, à moins d’une situation exceptionnelle comme un récidiviste de longue date qui écope une sentence jamais vue. Mais si l’auteur du vol est une personnalité connue, c’est une autre histoire. Ça fera la une ! Peu importe le crime, si petit soit-il ! Hé oui ! C’est la rançon de la gloire ! Rappelez-vous le manteau de Claude Charron et les gants de l’ancienne présidente de la CEQ Lorraine Pagé (qui fut acquittée, mais ça l’a suivie tout le reste de sa carrière publique).

Dans le cas des pédophiles, je les nomme pour mettre la population en garde et parce que c’est l’un des crimes les plus répugnants que la Cour suprême cherche à endiguer... Sauf dans des cas particuliers. J’y reviendrai.

Ce sont mes scrupules personnels, les balises qui me permettent de faire mon travail en toute quiétude. Si on me forçait à nommer tout le monde, par exemple, il y a des cas que je ne traiterais tout simplement pas et le public serait perdant. Chacun travaille avec ses limites et les miennes visent à ne pas accabler inutilement un individu et sa famille.

Évidemment, si un autre média a déjà révélé l’identité d’un accusé, même si je ne l’avais pas fait par ma propre initiative, je vais continuer de le nommer. Le « mal » est déjà fait.

IDENTITÉ DES VICTIMES

Mais il y a aussi ce que la loi m’oblige à faire, c’est-à-dire taire le nom des victimes mineures ou d’agressions sexuelles. Non seulement taire leur nom, mais aussi ne pas faire en sorte qu’on puisse les identifier. Donc, si un père abuse de sa fille et que je le nomme, ça ne sera pas difficile d’identifier la victime. Dans ces cas, c’est vrai que c’est choquant, car plusieurs salauds peuvent ainsi échapper à la vindicte populaire. Il y a des fois où on peut les nommer. Mais pour ça, il faut que le texte ne permette pas de faire le lien avec la victime. Dire que l’individu a abusé d’une personne de son entourage. Mais il y a toujours un risque. Il faut savoir bien jongler.

Par exemple, un homme d’affaires connu, un homme public ou un politicien, on va essayer de trouver le moyen de le nommer tout en évitant de révéler le lien qu’il a avec sa victime.

Au lieu d’écrire que le député Jos Blo a abusé de sa fille, on dira qu’il a abusé d’une mineure tout en évitant d’aller trop dans les détails pour ne pas mettre la puce à l’oreille aux gens. Si je dis qu’il allait trouver la victime dans son lit tous les soirs quand elle avait six ans, ça ne sera pas difficile de faire le lien. Il faut donc rester très vague. C’est donc un gros désavantage, surtout quand le modus operandi est important.

Habituellement, lorsqu’on traite ce genre de dossier sur monsieur ou madame Tout-le-monde, il n’est pas essentiel, de toute façon, de les nommer, car c’est davantage le processus judiciaire luimême qui est d’intérêt : comment traite-t-on la cause et quelle est la sentence. Il y a des fois où on aimerait bien, comme journaliste, mettre en une la photo d’un salaud, comme l’individu qui a fait cinq enfants à sa belle-fille à Chicoutimi, ainsi que la mère de la victime qui a consenti aux agressions. Mais ce n’est évidemment pas possible.

J’avais déjà adopté cette façon de faire dans les années 80, lorsque je couvrais à cette époque le palais de justice. Aujourd’hui, c’est d’autant plus important en raison d’internet. Dans le temps, une fois que le journal avait servi à allumer le foyer, la nouvelle disparaissait. Mais aujourd’hui, elles survivent indéfiniment et se retrouvent partout. On a qu’à googler son nom et son crime le suit, même s’il a obtenu un pardon.

Dans tous les cas où je mets ça en pratique, le nom n’apporte vraiment rien de plus pour informer le public.

ENTRE ELLE ET LUI

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2021-07-24T07:00:00.0000000Z

2021-07-24T07:00:00.0000000Z

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