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isabelle.legare@lenouvelliste.qc.ca ISABELLE LÉGARÉ

Imaginez un peu. Vous avez 19 ans, des rêves à réaliser, des projets à concrétiser, une vie à construire, puis sans crier gare, on vous apprend qu’au fil des mois et des années, vous allez perdre définitivement la vision.

« C’est terrible... », confirme Karine Descôteaux qui ne pouvait pas croire qu’elle avait hérité d’une maladie dégénérative - la rétinite pigmentaire - pouvant progresser jusqu’à la cécité.

Même si elle ne présentait à ce moment-là aucun trouble visuel, cela n’allait pas tarder à venir.

« Quand j’ai reçu le diagnostic, j’ai pleuré et j’ai nié. Je ne l’acceptais pas. On me privait de ma vie. »

Une existence que la jeune femme de Trois-rivières a essayé de poursuivre comme si de rien n’était.

« Ça ne m’arrivera pas ou si c’est le cas, ce sera le plus tard possible », se répétait Karine pour s’en convaincre.

Elle a obtenu son diplôme en éducation à l’enfance, a travaillé dans une garderie et a été responsable d’un service de garde en milieu familial pour voir grandir ses deux garçons, Yanick et Maxime.

Karine a ignoré le plus longtemps possible les premiers symptômes, en utilisant par exemple un long parapluie pour marcher sur le trottoir. Ou encore, elle prétextait avoir oublié ses lunettes lorsqu’il lui fallait apposer sa signature sur un document.

Celle qui est devenue préposée aux bénéficiaires à domicile faisait tout en son pouvoir pour faire comme si elle voyait normalement alors que c’était de moins en moins le cas. Même qu’un jour, Karine a échappé un médicament qu’elle n’arrivait plus à retrouver. Le patient s’en est rendu compte.

« C’est lui qui m’a indiqué où était sa pilule... »

Karine Descôteaux a quitté son emploi et a été légalement reconnue comme une personne aveugle à l’âge de 37 ans. Elle a 45 ans aujourd’hui. Huit ans se sont écoulés.

« Il me reste la perception lumineuse », précise cette lève-tôt qui m’a donné rendez-vous à 7 h 30 dans son bureau où, en franchissant la porte, j’ai bêtement eu le réflexe de m’extasier sur la beauté de la vue du haut du septième étage...

Karine a souri en tournant son visage vers les grandes fenêtres laissant généreusement entrer la chaleur du soleil.

La directrice générale de l’association éducative et récréative des aveugles (AERA) de la Mauricie et du Centre-du-québec aime se retrouver dans cette pièce où elle tient un rôle de phare.

Il fut un temps où Karine Descôteaux refusait d’aborder le sujet de sa perte de vision. Aujourd’hui, elle est à la tête d’un organisme communautaire qui brise l’isolement des personnes handicapées visuelles en leur offrant du soutien, de l’accompagnement, des activités d’apprentissage et récréatives.

« Pour moi, c’est extrêmement important de me réaliser à travers le travail », souligne celle qui est retournée aux études, en psychologie, il y a huit ans aussi, en même temps que tout le reste. Cette étape lui était nécessaire pour affronter sa nouvelle réalité.

Avant de franchir les portes de l’université, la mère monoparentale à temps plein a suivi différentes formations pour acquérir l’autonomie qui lui avait toujours été si chère.

Cette grande lectrice, amoureuse des livres papier, a appris à utiliser le synthétiseur vocal et à lire le braille.

« Il faut s’habituer à voir avec nos oreilles », image Karine avant de vanter les bienfaits des outils technologiques qui sont mis à la disposition des personnes ayant un handicap visuel.

Ces tablettes électroniques, lecteurs d’écran, logiciels, applications, etc., ne leur redonnent pas la vision, mais peuvent certainement leur faciliter la vie.

Le matin de notre rencontre, la Trifluvienne avait justement fait appel à une communauté virtuelle réunissant des personnes non voyantes et voyantes, des gens de partout dans le monde. Elle avait besoin que quelqu’un, quelque part, devienne ses yeux le temps de l’aider à différencier les couleurs de deux pantalons.

Karine Descôteaux ne s’arrête plus à se demander ce qu’elle ne voit plus.

Bien sûr, elle aimerait revoir le visage de ses fils maintenant âgés de 23 et 22 ans. « Mes deux boules d’amour », dit-elle en pouvant imaginer la forme de leurs yeux et la couleur de leurs cheveux dans lesquels ses mains se glissent doucement.

Des paysages lui manquent aussi, mais pas question pour cette femme de regarder en arrière avec tristesse.

« J’ai vraiment intégré ma nouvelle vie. J’ai développé ma confiance, l’estime de moi-même. » Et la forme physique.

La danse aérobique est au nombre des activités qu’elle pratique à son grand bonheur. Il lui arrive même de chausser des bottes trampolines pour s’en donner à coeur joie dans un gymnase.

Karine ne se prive de rien, ou presque, et encourage son entourage non voyant à ne pas bouder son plaisir.

« Je vis comme les autres. Je cuisine, je fais mon ménage, je joue à des jeux de société, je lis les journaux, je vais voir des spectacles... Ce que j’aimerais que les gens retiennent de mon histoire, c’est qu’une personne en situation de handicap visuel vit comme une personne dite normale. »

Plutôt silencieux jusque-là, Michel Ludger St-jacques ne peut s’empêcher de dire, et avec raison : « Cette femme est exceptionnelle ! »

L’homme de 74 ans a initié cet entretien avec celle qu’il a croisée pour la première fois l’été dernier. Il était attablé à une terrasse du centreville où Karine circule aisément. Elle se sent chez elle ici. Les habitués saluent par son prénom cette concitoyenne qui marche une canne blanche à la main, le pas assuré.

« J’ai été impressionné, je ne m’en cache pas », raconte Michel.

Originaire de Val-d’or, il a habité et a travaillé un peu partout au Québec avant de venir s’établir à Trois-rivières il y a deux ans et demi, juste avant que la pandémie le force à rester chez lui.

Le retraité est du genre à parler à tout le monde, à s’impliquer dans sa communauté. La dernière année n’a pas été facile à traverser.

En voyant Karine Descôteaux avancer sur le trottoir avec autant de détermination dans le regard, l’homme s’est levé de sa chaise pour se présenter et lui offrir ses services que la femme a acceptés avec plaisir.

« Je suis son chauffeur ! », souligne fièrement Michel en se laissant guider dans les rues de sa ville d’adoption par celle qui a une mémoire « phénoménale », ajoutet-il avec admiration.

Le septuagénaire est devenu un bénévole de l’association. Se rendre utile auprès de Karine et des autres personnes non voyantes lui permet de sortir de sa propre solitude.

Tout le monde est gagnant, cela ne fait aucun doute pour Michel qui me glisse discrètement une serviette de table en papier sur laquelle il a écrit « De l’ombre à la lumière ».

Karine ne peut pas voir le sourire complice de son nouvel ami, mais elle sait que ses mots s’adressent à elle.

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