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QUI A PEUR DU GRAND MÉCHANT WOKE?

JEAN-SIMON GAGNÉ jsgagne@lesoleil.com

Avant, le mot ‘‘woke’’ décrivait des militants «éveillés» aux ravages causés par le racisme et la discrimination. Aujourd’hui, il est devenu une insulte. Un épouvantail. Un synonyme de radical, de fanatique, d’illuminé. Portrait d’un mot qui symbolise les maux de notre époque. Et qui fait l’objet d’une vaste récupération politique.

Un spectre hante le monde. Celui des wokes et du wokisme. À tort ou à raison, on voit leur ombre maléfique partout. Le projet de changer le nom de « Monsieur Patate », pour en faire un jouet « non-genré » ? (1) Sûrement une idée woke. Les menaces adressées à J.K. Rowling, la créatrice de Harry Potter, parce qu’elle se moque des gens qui remplacent le mot « femme » par l’expression « être ayant des menstruations » ? (2) Encore et toujours les méchants wokes.

Qu’on se le dise, le wokisme donne des cauchemars à plusieurs Grands de ce monde. Le milliardaire Elon Musk le décrit comme « un virus de l’esprit ». « Sans doute l’une des plus grandes menaces pour la civilisation moderne », a-t-il expliqué récemment, avec (3) des trémolos dans la voix. En France, le ministre de l’éducation, Jean-michel Blanquer, dénonce un « poison » qui intoxique la jeunesse. (4) Et devinez qui le joueur de football Aaron Rodgers accusait lorsque l’on a découvert qu’il n’était pas vacciné contre la COVID-19 ?

Pfff. Si vous avez répondu le travail des arbitres ou les effets secondaires de la tisane de verveine, vous le faites exprès. Évidemment, le quart des Packers de Green Bay s’est dit victime de la haine « de la populace woke ». Une accusation que même lui a fini par trouver loufoque, voire un peu « woke and roll » … (5)

TOUS CONTRE MARY POPPINS!

En l’espace de quelques années, woke est devenu un gros-mot. Un raccourci pour décrire les excès des militants antiracistes ou féministes. Sans parler de tout ce que l’on surnommait jadis le « politiquement correct ». Même l’urban Dictionary, un dictionnaire participatif en ligne, donne désormais une définition sarcastique de woke : « Une façon très prétentieuse de se soucier d’un problème social ». (6)

En France, l’hebdomadaire Le Point décrit le wokisme comme un « nouveau fanatisme », qui menace en particulier les universités. À titre d’exemple, il mentionne le titre délirant d’un projet de thèse à l’université Paris-8 : « La cosmovision amérindienne de l’expérience corpo-spirituelle et épistémique existentielle comme levier de transformation sociale et politique de la promotion de la santé. Autobiographie raisonnée d’un parcours décolonial entre la Colombie et la France ». (7)

Le woke est devenu un personnage ridicule. Le symptôme d’une époque qui a tendance à voir le mal partout. (8) Quel woke préférez-vous ? Le professeur qui soupçonne Mary Poppins de faire un blackface lorsqu’elle ressort d’une cheminée avec le visage couvert de suie, dans un film datant de 1964 ? (9) Ou le journaliste de la télé anglaise de Radio-canada qui se demande s’il faut encore utiliser des mots comme blacklist [liste noire] pour éviter d’offenser les Noirs, ou brainstorm [remueméninges], pour éviter de faire de la peine aux gens ayant subi des blessures au cerveau ? (10)

Signe des temps, les blagues sur les wokes se multiplient. Sans voler très haut. Morceau choisi : « Au rythme où vont les choses, la vente de shampoing sera bientôt interdite, pour éviter que les personnes chauves ne soient offusquées... »

UNE MINE D’OR POLITIQUE

Difficile à croire, mais le mot ‘‘woke’’ n’a pas toujours constitué une insulte. Apparu aux Étatsunis, il est d’abord utilisé pour décrire des militants « éveillés » aux problèmes de racisme ou de discrimination. Et s’il connaît son heure de gloire au début du mouvement Black Lives Matter, on retrouve sa trace jusqu’en 1965, dans un discours de Martin Luther King. (11) « Être woke, c’est être cool, pouvait écrire le journal

Le Monde en 2018. (12) Il y a moins d’un an, un tiers des Américains se disaient woke. Y compris 17 % des électeurs républicains ! (13)

Stop. Tout cela appartient au passé. Aux États-unis, woke est désormais associé au péché suprême : l’antiaméricanisme. Le 2 novembre 2021, la victoire surprise du républicain Glen Youngkin au poste de gouverneur de la Virginie a même été décrite comme une « révolte contre le wokisme ». (14) Vrai que M. Youngkin a passé le plus clair de sa campagne électorale à dénoncer le racisme « antiblanc » que les wokes s’acharneraient à introduire dans les programmes scolaires.

Selon Ari Fleischer, un ancien porte-parole de la Maison-blanche sous George W. Bush, les électeurs en ont assez des militants wokes qui répètent que l’amérique est raciste. (15) Une analyse partagée par certains démocrates. « Ce qui ne va pas, c’est ce stupide wokisme », a expliqué James Carville, un stratège proche de Bill Clinton. Monsieur vise les « illuminés » qui veulent « couper le financement de la police » ou effacer le nom d’abraham Lincoln de la façade des écoles. (16)

Quand on y pense, le wokisme constitue une vraie mine d’or politique. Un mot magique qui discrédite instantanément vos adversaires, surtout s’ils sont jeunes et militants antiracistes. Il devient si toxique que même ceux que l’on accuse d’être woke refusent l’étiquette. Un peu dépitée, Alexandra Ocasio-cortez, la représentante du 14e district de New York au Congrès, affirme que le mot a été totalement vidé de son sens par les analystes de Fox News, la chaîne de télé associée à la droite républicaine.

Au passage, il faut souligner que Donald Trump ne prononce plus un discours sans y inclure une salve contre les wokes. On peut dire que Monsieur s’impose comme le plus grand pourfendeur de dragons wokes que la Terre ait connue. « La meilleure définition d’un woke, c’est qu’il s’agit d’un loser. […] Tout ce qui est woke se transforme en merde », a-t-il rugi, lors d’un rassemblement en Alabama. (17)

Après cela, il ne reste plus qu’à revisiter la citation du français Jacques Séguéla : « Ne dites pas à ma mère que je suis woke, elle croit que je suis pianiste dans un bordel. »

LES INVASIONS BARBARES WOKES

De l’autre côté de l’atlantique, le wokisme s’invite aussi dans le débat politique, à quelques mois de l’élection présidentielle française. Le candidat-polémiste Éric Zemmour le compare même à un « esclavage intellectuel » qui aurait remplacé le marxisme. (18) « Les tenants de cette idéologie sont des gens qui n’ont pas le niveau et qui veulent censurer et abattre ceux qui leur sont supérieurs afin de les remplacer », a-t-il certifié, sur la chaîne de télévision Cnews. (19)

Ne voulant pas être en reste, le président Emmanuel Macron a confié à Jean-michel Blanquer, le ministre de l’éducation nationale, une sorte de croisade anti-woke, notamment avec la création du think thank, Le Laboratoire de la République. (20) « Notre pays est devenu la cible du mouvement woke, a dit Pierre Valentin, l’un des experts recrutés. (21) Mais s’il existe un vaccin contre ce mouvement, il sera Français. Et ça, les dirigeants [wokes] le savent. » (22)

Il y a quelques jours, malgré la recrudescence fulgurante de la pandémie, le ministre Blanquer a ouvert un colloque consacré à la cancel culture et à la pensée wokiste à Paris. (23) Il n’en fallait pas plus pour que certains y voient une diversion bien utile. Le quotidien

L’humanité ironise. « Les établissements scolaires subissent de plein fouet la crise sanitaire ? Ils ne sont toujours pas équipés en masques [...] et en purificateurs d’air ? Qu’importe. Le ministre […] a un autre ennemi à pourfendre, semble-t-il, tout aussi invisible et omniprésent que le coronavirus, comme flottant dans l’air : le wokisme. » (24)

Malgré tout, les Français ne semblent pas trop terrorisés par le phénomène. Selon un sondage réalisé il y a quelques mois, à peine 14 % avaient déjà entendu parler du wokisme… (25)

« L’ALABAMA DU NORD »

Au Québec, le wokisme est vraiment entré dans le vocabulaire à l’automne 2020, lorsqu’une professeure de l’université d’ottawa a été suspendue pour avoir prononcé le « mot en n » … dans un cours.

(26) Des collègues qui prennent sa défense se font insulter. L’affaire fait grand bruit. Elle conduit à la création d’une commission chargée d’examiner « la liberté académique dans le milieu universitaire ».*

Le woke devient un ennemi national. Le chroniqueur Mathieu Bock-côté rebaptise le Canada le « Wokanada ». (27) D’autres accusent les wokes d’être des « petits curés déconnectés ». (28) En septembre 2021, le premier ministre François Legault entre dans le bal. Il accuse Gabriel Nadeau-dubois, le coporteparole de Québec solidaire, d’être un woke, c’est-à-dire une personne qui veut « nous faire sentir coupables de défendre la nation québécoise [et] ses valeurs ». (29)

Après tout cela, qui oserait encore se dire woke au Québec ? Je veux dire, à part le Joker, le meilleur ennemi de Batman ? Ou peut-être le Collectif antiraciste décolonial, un groupuscule avec lequel Québec solidaire a dû prendre ses distances, au printemps 2021 ? (30) Rappelons que le Collectif avait approuvé les propos tenus par un professeur de droit à l’université d’ottawa, qui comparait le Québec à un « Alabama du Nord », dirigé par un gouvernement de « suprémacistes blancs »... (31)

Reste que si le Collectif antiraciste décolonial en menait large sur les réseaux sociaux, son importance ne doit pas être exagérée. En tout, la redoutable organisation regroupe au maximum 80 membres. Vérification faite, c’est moins que le membership du Jardin communautaire Le Tourne-sol, dans le quartier Saint-sauveur, à Québec…

ÉPILOGUE : ENTRE L’ARBRE ET L’ÉCORCE

Dans son livre Génération offensée, paru l’an dernier, l’ancienne journaliste de Charlie Hebdo, Caroline Fourest, lançait une sorte d’appel au calme. « Les combats contre le sexisme, l’antisémitisme ou l’homophobie ne sont ni secondaires, ni des batailles “bourgeoises”. La discrimination tue, détruit, avilit. On doit continuer à s’attaquer aux préjugés […]. Mais de façon intelligente, dans le but réel de convaincre, lever les obstacles, déconstruire les stéréotypes, briser les chaînes des cases ethniques, revoir la répartition des rôles et des genres. » (32)

Même son de cloche du côté du professeur de communications à l’université d’ottawa, Marcfrançois Bernier. Au cours des dernières années, le professeur Bernier a vécu la controverse de près. Il s’étonne encore que des professeurs l’aient traité de « raciste » ou de « suprémaciste blanc » pour avoir défendu la collègue qui avait prononcé « le mot en n » dans un contexte académique. De même, il se dit « sidéré » qu’une journaliste de la CBC ait été mise sur la touche pour avoir prononcé en réunion le titre du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’amérique. (33)

« Il faut reconnaître que le mot

‘‘woke’’ a été récupéré, souvent par des politiciens opportunistes, reconnaît Marc-françois Bernier. Mais on ne sait plus trop comment appeler la nébuleuse militante qui voit le mal partout. […] Tout le monde veut lutter contre la discrimination et le racisme. Ce sont les moyens qui peuvent changer. Mais il ne faut pas remplacer une injustice par une autre. Sinon, on ne fait qu’ajouter aux malheurs du monde. »

C’est entendu. Nous vivons une époque formidable, mais un tantinet compliquée, au cours de laquelle il est facile de se retrouver coincé entre l’arbre et l’écorce. Parlez-en au premier ministre conservateur Boris Johnson, qui s’est fait demander s’il était exact d’affirmer que seules les femmes possèdent un... utérus ? Fin renard, Boris Johnson a tout de suite compris le piège. S’il répondait « oui », il aurait été accusé de « transphobie » par les militants les plus radicaux de la cause transgenre. S’il répondait non, il aurait été accusé de wokisme par l’aile droite de son parti. (34) Pour s’en sortir, le premier ministre s’est lancé dans une furieuse séance de patinage politique. Il était question de « l’importance de la biologie », du besoin « de respect et d’inclusion ». Un déluge de mots qui voulaient dire : « je ne sais pas ».

Pas facile de vivre au temps du grand méchant woke...

Selon un sondage contenu dans le rapport de la Commission, remis en mai 2021, environ 60% du corps professoral aurait évité d’utiliser certains mots, par crainte des répercussions sur ses activités d’enseignement, au cours des cinq dernières années.

NOTES

(1) Lâchez la patate! La Voix de l’est,

10 janvier 2021.

(2) J. K. Rowling critiquée pour ses propos sur les transgenres, Associated

Press, 8 juin 2020,

(3) Elon Musk Says «Wokeness» is «Divisive, Exclusionary, and Hateful», ABC News, 22 décembre 2021. (4) «Woke»: la diversion réactionnaire,

Mediapart, 15 octobre 2021. (5) Fact-checking Aaron Rodgers’ Bizarre COVID Beliefs and «Woke Mob» Claim Made on Pat Mcafee Show, Sporting News, 14 novembre 2021.

(6) https ://www.urbandictionary.com/ define.php? term=woke

(7) Les nouveaux fanatiques, Le Point,

14 janvier 2021.

(8) Le mot «woke» suscite des passions. On vous explique ses origines, L’obs, 28 octobre 2021.

(9) «Mary Poppins,» and a Nanny’s Shameful Flirting With Blackface, The

New York Times, 28 janvier 2019. (10) Words and Phrases You May Want to Think Twice About Using, CBC (Ottawa), 29 novembre 2021.

(11) «Les militants woke s’inscrivent dans une histoire longue de mobilisation politique de la jeunesse», Le Monde,

8 février 2021.

(12) Ne soyez plus cool, soyez «woke»,

Le Monde, 3 mars 2018.

(13) Poll: One-third of Voters Identify as « Woke », The Hill, 16 juillet 2021.

(14) « An Anti-woke Rebellion » : GOP Takes Victory Lap After Virginia Governor’s Race that Retook Suburbs Biden Had Carried, Business Insider,

3 novembre 2021.

(15) « An Anti-woke Rebellion » : GOP Takes Victory Lap After Virginia Governor’s Race that Retook Suburbs Biden Had Carried, Business Insider,

3 novembre 2021.

(16) “Wokeness” Is Not the Democrats’ Problem, The New Yorker, 19 novembre 2021.

(17) Trump: «Everything Woke Turns To Shit », Real Clear Politics, 21 août 2021.

(18) Apôtres du Wokisme: Le «peuple a raison d’en vouloir» aux journalistes, dit Éric Zemmour, Agence France Presse,

10 janvier 2022.

(19) Le «wokisme», nouveau sujet de campagne, Les Échos, 21 septembre 2021.

(20) French Education Minister’s Antiwoke Mission, Politico, 19 octobre 2021.

(21) «Notre pays est devenu la cible du mouvement Woke, Marianne, 28 juillet 2021.

(22) French Education Minister’s Antiwoke Mission, Politico, 19 octobre 2021.

(23) À la Sorbonne, un colloque «contre la pensée woke» et la «cancel culture», Libération, 5 janvier 2022.

(24) Blanquer en pleine croisade délirante contre le «wokisme», L’humanité, 10 janvier 2022.

(25) Le mot «woke» suscite des passions. On vous explique ses origines, L’OBS, 28 octobre 2021.

(26) Suspension d’une professeure de l’université d’ottawa: le débat se durcit, Radio-canada, 19 octobre 2020.

(27) Wokanada: sortons de ce pays qui a perdu la raison, Le Journal de Québec/ Montréal, 1er juillet 2021.

(28) Qui a peur des woke? La Presse,

28 février 2021.

(29) Mais qu’est-ce qu’un woke, finalement? La Presse, 17 septembre 2021.

(30) Québec solidaire et le collectif qui dérange, Radio-canada, 14 mai 2021.

(31) QS adopte un blâme contre son collectif antiraciste, La Presse, 16 mai 2021.

(32) Caroline Fourest, Génération offensée, Grasset, 2020. (33) Entrevue réalisée le 12 janvier 2022. (34) GB News, 5 octobre 2021.

« Il faut reconnaître que le mot ‘‘woke’’ a été récupéré, souvent par des politiciens » opportunistes.

— Marc-françois Bernier

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