LeQuotidienSurMonOrdi.ca

Mai sur le Grand Lac

KONRAD SIOUI Collaboration spéciale

Dès la mi-mai, une fois les outardes et les oies reparties nicher, nous n’avions que rêve et intention de terminer nos cours et examens au collège afin de partir dans le bois, rejoindre les plus âgés. Ils y étaient déjà depuis la débâcle où les lacs calent et où les rivières sont dangereusement gonflées. Ils travaillent à la voirie et refont les ponceaux, nettoient les portages et coupent et transportent le bois de chauffage, en plus de réparer les toits des camps et autres travaux utiles. Les touristes américains arrivent très bientôt et le Club doit être impeccable.

Le lendemain de notre arrivée à la maison, après avoir serré le gros coffre bleu en tôle, qui nous suit tout au cours de notre vie de pensionnaire, nous partons, mes frères et moi, pour l’été, assignés à un des différents camps de pêche dans le parc des Laurentides ou dans les différents clubs privés.

Notons que tous ces endroits en forêt portent le nom de Nionwentsio dans notre langue.

Comme partout ailleurs, la colonisation a eu comme conséquence de nous évincer de nos bois. Connaissant parfaitement notre territoire, nous avons par la suite été engagés comme guides, gardiens et hommes à tout faire afin de servir les riches Américains qui exigeaient de nous d’être à la hauteur en toute circonstance.

Mon grand-père maternel, Emery Sioui, pour une bonne partie de sa vie, était gardien du Club Hirondelle, tout près du Club Triton. Il était trappeur. Lors de son dernier hiver, en compagnie de ma grandmère Caroline, en 1922, avec ma mère, l’aînée Eléonore et leur petit Georges, âgé de 5 mois, ils ont connu un malheur.

Le petit Georges est décédé durant ce voyage. Il a fallu attendre le retour de la trappe d’emery avant de reprendre le train pour Wendake avec le petit cercueil portant le bébé. Ma grand-mère n’est plus retournée par après, ayant à s’occuper de ses six autres enfants.

Mon autre grand-père, Paul Sioui, ayant perdu son père Georges à l’âge de 9 ans, lors d’un périlleux voyage de guidage au lac Témiscamingue, a dû commencer à travailler tôt afin de venir en aide à sa famille. Il fut chef guide toute sa vie jusqu’à l’âge vénérable de 79 ans. Par la suite, nous, ses petits-fils, avons hérité de ses voyages de guidage.

Nous guidions de riches Américains qui fréquentaient le fameux Club Triton, tout particulièrement. Nous devions être à la hauteur et traiter nos « messieurs » avec professionnalisme et adresse. Avec la crue des eaux, nous descendions des rivières dont le débit était à plein écart et nous n’avions pas droit à l’erreur. Adossés et tournés devant nous, assis dans le fond du canot, nous avions appris que nos hôtes devaient voir dans nos regards et notre maniement de la rame, une assurance parfaite face à ces bouillons et ces crans de rocs qui déferlaient à toute vitesse des deux côtés du canot.

De notre père Georges, nous avions appris à ramer et à avironner de même qu’à prévoir le danger d’une roche de surface, noyée de seulement six pouces et qui demeurait la pire des craintes de faire chavirer notre frêle embarcation. Nous connaissions les noms des plus dangereux rapides : le mordant, le tordant, le frappant, le grand ciré, etc.

Jusqu’à l’annonce tant attendue du « déclubage », nous avons poursuivi la lignée des grands guides wendat et nous en remercions nos anciens qui nous ont toujours donné les meilleurs conseils.

Avant de repartir pour une autre aventure de guidage, nous allions rendre visite à notre grand-père Paul afin qu’il nous prodigue ses conseils et mises en garde. Nous ne pouvions pas partir sans qu’il nous montre sa bosse du canot. Nous rêvions qu’un jour nous soyons pourvus d’un pareil garrot sur lequel tenait la barre du canot, sans aide aucune. La sixième vertèbre cervicale est ce que nous appelons la bosse du canot et seulement les très grands guides en possèdent une.

Celle de mon grand-père était particulièrement proéminente puisqu’à l’exemple du garrot de l’orignal adulte, sa bosse remplissait toute la poigne d’une large et longue main. C’était aussi une fierté parmi les guides de pouvoir compter sur cet ajout à l’anatomie afin de pouvoir portager pesant comme on disait dans le temps.

Nous voyagions le paqueton rempli de vaisselle, d’ustensiles, de poêles en fonte, de chaudrons, d’agrès de pêche et de nourriture pour le midi afin de nourrir nos hôtes aux larges estomacs, avec en plus l’ajout du canot de 18 pieds et les fragiles cannes à moucher tenues d’une main. Les portages étaient souvent longs et ardus avec des cimes pointues et des descentes à pic qui ne nous permettaient pas de reprendre notre souffle, car il ne fallait jamais casser dans le portage et surtout pas celui appelé le « crèvefaim ». Sinon, nous ne pouvions tout seuls rembarquer nos attirails et nos équipements. Nos deux colliers de portage, portés sur le front, devaient être rigoureusement étirés et attachés juste de la bonne longueur sous peine de se virer le cou en arrière et dû au poids, ne plus être capables de reprendre notre position où le cou est bien renflé dans les épaules.

Nos colliers de portage étaient fabriqués par le cellier de Loretteville qui utilisait du cuir de cheval. Il fallait compter entre une dizaine et une douzaine de pieds pour en calculer la longueur, en incluant l’appuietête. Nous devions toujours huiler nos colliers avec de la graisse d’ours ou de loutre et ne jamais les laisser sécher afin d’éviter qu’ils fassent des fissures et que le cuir craque. Bien roulés, ils tenaient à notre ceinture.

Enfin, ces étés complets en forêt, à guider et à travailler fort et avec précision, nous ont formés à la dure et surtout nous ont appris à respecter notre environnement et prendre le plus grand soin de notre nature et des richesses qu’elle conserve précieusement pour les générations à venir. Nous en sommes, toutes et tous, les gardiens et les protecteurs. Le coffre bleu en tôle est déjà prêt pour une autre année au collège et en partant, mon père m’a dit qu’on pouvait maintenant voir apparaître ma bosse du canot. J’avais 16 ans.

CHRONIQUE

fr-ca

2022-05-14T07:00:00.0000000Z

2022-05-14T07:00:00.0000000Z

https://lequotidien.pressreader.com/article/281788517658181

Groupe Capitales Media