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CINQ LONGS MOIS ENTRE KYIV ET QUÉBEC… ET CE N’EST PAS FINI

MYLÈNE MOISAN CHRONIQUE mmoisan@lesoleil.com

Foi de Justin Trudeau, tout devait rouler comme sur des roulettes pour emmener des milliers d’ukrainiens au pays, des avions devaient être nolisés par le Canada, les procédures bureaucratiques devaient être simples comme bonjour.

Iryna et ses deux gars seraient à Québec bientôt.

C’est ce que pensait Alain Roy, le 1er mars dernier, quand il a entamé les démarches pour accueillir à Québec son amie ukrainienne qui avait fui Kyiv le 26 février, deux jours après le début de l’offensive russe. « Elle a rempli une valise et trois sacs à dos et elle est partie », me raconte Alain au bout du fil.

L’avocate a roulé quelques centaines de kilomètres avec Roman, 14 ans, et Rodion, 8 ans, il lui a fallu 30 heures pour sortir de son pays. « Il a fallu qu’ils couchent dans la voiture. Elle s’est rendue à Moukatchevo, où on était allés ensemble, elle a pu traverser la frontière, puis elle a traversé la Hongrie jusqu’à la Croatie. » Elle est restée quelques semaines là-bas dans un appartement prêté par des amis, avant de devoir repartir.

De là, elle est allée en Suède, où elle a aussi des amis, toujours en espérant obtenir rapidement les trois visas pour entrer au Canada. Elle y est restée deux mois. Puis deux mois en Turquie. Je vous ai parlé d’elle le 21 mars, Alain n’en revenait pas des dédales administratifs interminables. Il n’était pas seul d’ailleurs, la lenteur du fédéral était alors montrée du doigt par plusieurs. « Ottawa se pète les bretelles en promettant d’accueillir les Ukrainiens, mais dans les faits, c’est à peu près impossible de rentrer au Canada. C’est un gros bourbier administratif », avait-il alors déploré.

C’était tout, sauf simple. « Ça demande d’avoir un appareil électronique, ce n’est pas tout le monde qui en a un. Et il faut presque avoir une imprimante aussi ! C’est clique ici, clique là, il n’y a rien en ukrainien, c’est en français ou en anglais. […] Là, elle est à Pula en Croatie. Elle pourrait aller à Zagreb pour ses données biométriques, mais ça ne se fait pas à Zagreb. Elle se dirige vers Prague, mais ça ne se fait pas à Prague. »

Alain a même parlé à l’adjoint de son député, qui lui a dit qu’il n’y avait absolument rien à faire à part de continuer à essayer d’obtenir cette fameuse Autorisation de voyage d’urgence Canadaukraine : L’AVUCU. Les démarches, avait promis le ministre Sean Fraser, devaient être comparables à « remplir un formulaire ».

C’était presque émouvant d’entendre le ministre de l’immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté promettre de la simplicité et de l’efficacité.

Évidemment, tout était embourbé. De ce côté-ci de l’atlantique, Alain a dû s’armer de patience et compléter le dossier de son amie pour obtenir un « visa sans vignette », une mesure pour les Ukrainiens, qui ne sont pas obligés d’avoir leur visa apposé dans leur passeport. Ce qui aurait dû prendre des jours a pris des semaines.

Ils ont attendu, attendu, attendu. Il y a environ un mois et demi, une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne ? Immigration Canada avait finalement traité le dossier d’iryna et de ses gars. La mauvaise ? On a accordé un visa sans vignette à Iryna et à Roman, mais pas à Rodion. Comme ça, sans donner de raison, le plus jeune n’a pas eu la permission de venir au Canada, mais sa mère et son frère, oui. « On n’a jamais pu parler à personne pour savoir pourquoi. On ne peut jamais parler à personne de toute façon. »

Pour que l’enfant de huit ans puisse venir avec sa famille, il a fallu envoyer son passeport. « C’était un gros stress pour eux, ils avaient peur que le passeport se perde et de devoir recommencer à zéro. Il a donc fallu attendre le passeport pour le troisième visa, ça a causé un retard d’au moins cinq semaines. Si les trois visas avaient été accordés en même temps, ils seraient déjà ici. »

Ils ont donc attendu encore et, finalement, la semaine dernière, le Canada a finalement accordé le dernier visa. C’est ce qu’attendait Alain depuis longtemps pour acheter les billets d’avion. Mais ça non plus, ça n’allait pas être simple : avec un visa sans vignette, les Ukrainiens ne peuvent partir que de six pays : la Roumanie, l’allemagne, la Slovaquie, l’autriche, la Hongrie et la Pologne.

Iryna et ses gars étaient en Turquie. « Je ne pouvais pas leur acheter un billet avec une escale dans un des six pays, il fallait que ce soit un voyage distinct. Je leur ai donc acheté des billets pour la Roumanie, puis des billets de la Roumanie vers Montréal. Ils nous ont dit d’essayer de ne pas avoir plus d’une escale en dehors des six pays. »

Alain a réussi à trouver des vols qui correspondent aux exigences : départ de Bucarest, escale en Allemagne, puis au Portugal, l’escale qui ne fait pas partie des six pays, et enfin Montréal. « C’est le mieux que j’ai pu trouver, c’est un voyage de 29 heures. J’aurais pu les faire venir un peu avant, mais ça aurait coûté environ 15 000 $. » Les billets lui ont tout de même coûté 5500 $, plus 700 $ pour le vol entre la Turquie et la Roumanie.

Iryna a dû, en prime, se battre avec l’application Arrivecan, elle n’arrivait pas à entrer les vaccins qu’ils avaient reçus.

Si ce n’était que ça. À Lisbonne, les visas sans vignette d’iryna n’ont pas passé, on lui a refusé l’embarquement. « Jusqu’à deux minutes de la fermeture de la porte, elle ne pouvait pas monter à bord, m’a écrit Alain vendredi, découragé. Par contre, depuis ce temps, elle n’est plus en ligne. La dernière chose qu’elle a écrit : “le chef arrive”. Le chef est celui qui prenait la décision de la laisser monter à bord ou non. »

Au moment d’aller sous presse, on ne savait toujours pas si elle était en route pour Montréal. « J’ai bon espoir qu’elle ait réussi à monter dans l’avion, elle m’aurait écrit sinon. »

Le Canada n’avait-il pas promis des vols nolisés ? « Le Canada qui paye pour des vols, c’est mort. Il y a un organisme qui s’appelle Miles4migrants, qui vient de recommencer à offrir des vols, mais il y a une liste d’attente sur laquelle il faut s’inscrire. Je pense qu’ils veulent arriver à un vol par semaine. »

Et encore faut-il pouvoir se rendre où l’avion décolle.

Alain n’en revient toujours pas à quel point le processus est laborieux. « C’est toujours compliqué, il y a toujours quelque chose qui ne marche pas, c’est épouvantable ! On a comme l’impression qu’ils veulent que ce soit seulement les plus débrouillards et ceux qui ont de l’argent qui puissent venir. »

Même avec ses économies comme avocate et avec l’argent que lui envoyait le père des enfants, elle n’y serait pas arrivée. « Heureusement que j’étais là pour la backer, ça aurait été impossible sinon. Même dans la classe un peu supérieure où elle était, elle n’aurait pas été capable de venir ici. Elle avait la chance de m’avoir. » Tous n’ont pas cette chance. Alain voit passer chaque jour sur un groupe sur Facebook qui compte 132 000 membres des témoignages d’ukrainiens qui sont laissés à eux-mêmes. Qui attendent.

Alain estime avoir déboursé entre 10 000 $ et 12 000 $, entre autres en transport et en hébergement. « Je connais une femme qui a voulu faire venir deux filles, mais elles ont dû retourner en Ukraine, elles n’avaient plus d’argent. Il y en a combien qui doivent retourner et qui risquent peut-être de se faire tuer ? »

Après cinq mois de fastueuses démarches, Alain pensait bien qu’une fois Iryna et ses garçons envolés de Bucarest, ils seraient enfin au bout de leurs peines. Il est prêt depuis longtemps. « J’ai acheté un ordinateur pour le grand, c’est ce qu’il voulait, et des patins pour le plus petit. Iryna a avec elle deux bâtons qu’elle traîne depuis la Suède. Le petit veut jouer au hockey, c’est ça son rêve. Quand ils ont dû s’enfuir à cause de la guerre, le petit posait beaucoup de questions. Iryna lui a dit : “on va faire un grand voyage et à la fin, tu vas pouvoir jouer au hockey.” »

Mais le voyage n’en finit plus de finir.

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