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QUI A TUÉ LA CREVETTE NORDIQUE?

JEAN-FRANÇOIS CLICHE jfcliche@lesoleil.com

chaque heure de pêche passée en mer par un chalutier rapportait entre 300 et 400 kg de crevettes en moyenne jusqu’au début des années 2010. Mais à la fin des années 2010, ça n’était plus qu’environ 150 kg/h, et la tendance était la même partout dans le golfe.

Il ne fait pas vraiment de doute que le sébaste est un facteur (mais pas le seul, j’y reviens) derrière ce déclin marqué. Alors que le golfe fut, jusqu’aux années 1980, un écosystème dominé par les poissons de fond comme la morue et le sébaste, la surpêche et un refroidissement des eaux ont par la suite fait s’écrouler leurs populations.

La crevette nordique avait alors grandement profité des températures plus froides auxquelles elle est mieux adaptée ainsi que de l’absence relative de prédateur — d’où l’importance que sa pêche a prise.

Mais voilà, depuis les années 2010, la tendance s’est inversée : les eaux du golfe se sont beaucoup réchauffées, surtout en profondeur, et les poissons ont fait un retour en force, aidés par un moratoire sur la pêche commerciale qui inclut le sébaste. En faisant leurs suivis annuels entre 1995 et 2010, les biologistes de Pêches et Océans Canada récoltaient moins de 100 kg de poissons par trait de chalut. À la fin des années 2010, c’était plus de 800 kg de poisson par trait de chalut qu’ils prenaient.

Et c’est surtout le sébaste, poisson de couleur rouge qui vit près du fond, qui en a profité. En 2021, cette espèce a représenté pas moins de 82 % de toute la biomasse capturée par Pêches et Océans lors d’une expédition scientifique dans le golfe [bitly.ws/ghqq].

L’espèce a en outre connu trois années consécutives de très forte reproduction, de 2011 à 2013, et cette cohorte atteint maintenant environ 25 cm de longueur, soit en plein le seuil à partir duquel la crevette devient une source majeure de nourriture pour eux — avant, les juvéniles se nourrissent surtout de plancton.

Deux études [bitly.ws/ghrq] récentes menées par une doctorante de l’université du Québec à Rimouski, Sarah Brown-vuillemin, au sujet du contenu des estomacs de sébastes, ont confirmé [bitly.ws/ghrs] que ce poisson est un très gros consommateur de crevettes nordiques.

Il est donc essentiellement impossible d’« innocenter » complètement le sébaste, ici. Il a contribué à la rareté actuelle de la crevette, c’est clair.

PLUSIEURS COUPABLES

Le hic, cependant, c’est qu’il y a d’autres facteurs potentiellement tout aussi importants qui ont joué un rôle et que, à l’heure actuelle, « on ne peut pas vraiment dire à quel niveau l’un ou l’autre a contribué », indique Réjean Tremblay, chercheur en océanographie biologique à L’UQAR qui a cosigné les deux études sur l’alimentation du sébaste.

Ainsi, le manque d’oxygène au fond du golfe est un problème bien documenté et qui a dramatiquement empiré depuis trois ou quatre ans. Ça aussi, ça pourrait avoir beaucoup nui à la crevette nordique.

Historiquement, le golfe a toujours reçu des apports du courant du Labrador (eaux froides et bien oxygénées) par le nord et du Gulf Stream (eaux chaudes pauvres en oxygène) par le sud. Cependant, depuis 1930 environ, l’apport du courant du Labrador a diminué, ce qui a créé des « zones hypoxiques » où il y a si peu d’oxygène que la plupart des poissons et invertébrés doivent les éviter. Ça s’était stabilisé depuis quelques décennies, mais, depuis 2019, pour des raisons qu’il reste à éclaircir, il n’y a pratiquement plus d’eau qui provient du courant du Labrador : toute l’eau qui remonte au fond du golfe vient du Gulf Stream.

Non seulement cette eau charrie-t-elle moins d’oxygène, mais sa température plus élevée a aussi réchauffé le fond du Saintlaurent, ce qui a stimulé l’activité des bactéries — lesquelles ont donc consommé le petit peu d’oxygène qu’il restait.

Résultat : alors que les zones hypoxiques recouvraient autour de 1500-2000 km² de manière à peu près stable depuis 1995, elles sont passées à plus de 9400 km² en 2021.

Pour la crevette nordique, ça n’est certainement pas une bonne nouvelle, explique M. Tremblay. « C’est une espèce qui est capable de tolérer de faibles concentrations d’oxygène, mais là on est en bas de ce qu’elle peut supporter, alors elle va éviter ces zones-là », dit-il.

Or elle a justement besoin d’aller au fond pendant le jour pour se cacher de ses prédateurs. Quand elle ne peut plus le faire, elle doit rester dans des couches d’eaux moins profondes où elle est plus vulnérable, ce qui a pu accroître la prédation du sébaste — d’autant plus que lui aussi doit maintenant éviter les zones hypoxiques et se retrouve donc aux mêmes profondeurs que la crevette.

Fait intéressant, ajoute M. Tremblay, ça n’est pas la première fois que le sébaste connaît une « explosion démographique » dans le Saint-laurent. « Des arrivées de grosses cohortes [comme celles de 2011-2013], dit-il, ça n’arrive pas souvent, mais on en avait déjà observé une il y a une trentaine d’années. Sauf qu’on n’avait pas vu d’effet clair sur la crevette nordique. C’est peutêtre parce qu’on faisait moins de suivi de recherche à l’époque, mais il faut dire qu’il y avait aussi une plus grande diversité dans le Saint-laurent. Il y avait une compétition entre les espèces de poisson, les morues mangeaient du sébaste, les gros sébastes mangeaient des petites morues, donc ça faisait moins de pression sur la crevette.

« Mais chose certaine, l’hypoxie et le réchauffement du fond, ça n’aide vraiment pas la crevette et ça n’était pas aussi prononcé il y a 30 ans [lors de la dernière grosse cohorte de sébaste] », rappelle M. Tremblay.

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2023-06-03T07:00:00.0000000Z

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